Kenya : au nom de la rose (2/2)

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En Juillet 2010 Pandora Vox s’est rendu au Kenya. Au cours de notre périple nous avons fait étape à Naivasha, région dont l’activité économique principale est la culture de fleurs pour l’exportation. L’eau du lac Naivasha, le climat clément des hauts plateaux d’Afrique de l’Est et la qualité des sols d’origine volcanique font de la « vallée des roses » un endroit parfait pour l’agriculture florale. Retour en deux volets sur une activité économique au cœur de la mondialisation.

NB : la première partie de cet article a été publiée la semaine dernière : Une activité florissante

Seconde partie : Les fleurs du Mal.

2.1 Des millions de roses pour l’Occident

Le lendemain de notre rencontre avec John (cf. l’article précédent) nous poursuivons notre petite enquête sur les fleurs de Naivasha, en faisant cette fois la connaissance de Martin. Il est jeune (environ une trentaine d’année) et guide pour les touristes ou occasionnellement chauffeur. Martin est beaucoup plus réservé sur les bénéfices de l’industrie florale pour sa région (et c’est un doux euphémisme). Nous entamons la discussion en lui demandant si des fleurs ne sont pas aussi à destination du marché local. La réponse est cinglante :

« Que ferions nous des roses ? Elles sont toutes pour l’Europe ! Les Africains n’ont pas besoin de fleurs… Il faudrait déjà que l’on se développe » dit-il l’air de nous demander comment on pouvait poser une question aussi stupide. Avant de renchérir en évoquant aussi un problème de prix : l’équivalent de 10 euros le bouquet ! La mondialisation de l’économie est donc bien impénétrable pour qu’un produit soit quasiment aussi cher sur son lieu de production qu’à l’autre bout de la planète où il est transporté par avion. Il était donc claire que ces fleurs étaient avant tout destinées à l’export. L’hypothétique marché local enquiquine les compagnie plus qu’autre chose. Le constat est là : les kényans passent leurs journées à travailler au milieu des fleurs sans pouvoir en offrir à leur compagn(on).

2.2 Un lac dont le niveau d’eau baisse d’année en année

« Le vrai problème avec les fleurs de Naivasha » nous explique Martin « c’est que le niveau du lac baisse« . Comme les compagnie arrosent leurs serres avec l’eau du lac et que le nombre de serres à cru de façon exponentielle durant la dernière décennie, d’année en année le niveau du lac Naivasha  diminue. Comme pour la mer d’Aral en Union Soviétique, le risque est maintenant à l’assèchement.


Vue satellite du lac avec les serres géantes (ASTER Science Team, Jesse Allen)

En cherchant un peu sur le sujet nous apprenons que c’est le biologiste David Harper, fin connaisseur de la région, qui a récemment levé l’alerte en expliquant que le lac Naivasha se meurt. « Si les choses continuent de la sorte, si aucune régulation n’est mise en place, dans moins de dix ans, le lac ne sera plus qu’un étang boueux malodorant« , déplorait le biologiste au journal suisse Le Temps à l’occasion de la Saint Valentin en 2009.

Martin, qui semble bien renseigné sur le sujet, nous explique que le fond des lacs kényans de la vallée du Rift est constitué de minéraux chimiquement acides. C’est la raison pour laquelle il y a tant de flamands roses dans la région (le parc de Nakuru voisin est d’ailleurs mondialement célèbre pour son spectacle ornithologique permanent). Martin poursuit en racontant l’assèchement (du à la sècheresse cette fois) d’un petit lac plus au Nord qui a eu des conséquences absolument terribles pour les environs : le lac asséché, le dépôt acide au fond du lac a constitué avec le vent des nuages poussiéreux, qui ont stérilisé les terres cultivés des alentours. Le risque de l’assèchement du lac Naivasha est donc double : plus d’eau pour arroser les cultures et plus de terres cultivables autour du lac à cause des dépôts acides.

Pour terminer ce sinistre tableau Martin nous annonce que la rumeur court que les principales compagnies florales, conscientes du problèmes, ont déjà trouvé un « lac de remplacement » en Éthiopie pour le jour où il n’y aura plus d’eau à Naivasha. C’est bien connu, l’Éthiopie regorge d’eau…

2.3 Des conditions de travail terribles

Martin nous en apprend aussi un peu plus sur les conditions de travail dans l’industrie florale kényane. « La plupart des ouvriers sont des ‘casuals’ » explique-t-il. C’est à dire qu’il travaille à la journée. Soit la précarité maximale. Le salaire est de 1 ou 2 dollars US par jour apprend-t-on aussi.

Ouvrier des serres agricoles (2spaces.com)

Ouvrier des serres agricoles (2spaces.com)

« Les gens s’empoisonnent en travaillant dans les serres à cause des engrais et des produits chimiques » ajoute Martin intarissable. Un article de la RTBF explique que l’industrie florale kényane utilise de grandes quantités de pesticides, notamment la chlorure de méthyle. « Parmi les femmes qui travaillent dans le secteur de la floriculture, deux sur trois souffrent de nausées dues aux pesticides », note le World Ressource Institute (WRI, une ONG américaine). Et ce ne sont pas les seuls effets du chlorure de méthyle sur les organismes. Les travailleurs peuvent être affectés de différentes façons : maux de tête, problème d’épiderme, vision brouillée, troubles de l’équilibre, de la mémoire, insomnies, dépression entre autres. A plus long terme, cela peut déboucher sur des cancers ou des maladies respiratoires, cardio-vasculaires et nerveuses.

Hopital de la société Karuturi

Hôpital de la société de fleurs Karuturi (photo @PandoraVox)

Lorsque l’on évoque le rôle social des compagnies florales qui fournissent écoles et hôpitaux aux populations (voir l’article précédent), Martin y voit surtout un moyen de faire pression sur les pouvoirs publics. Comment contraindre une entreprise à une nouvelle règlementation plus respectueuse des gens et de l’environnement lorsqu’elle détient les meilleurs hôpitaux et écoles de la ville ? C’est en fait un formidable moyen de pression ! Ce qui explique en partie le manque de réaction des pouvoirs politiques. Surtout que ces facilités sont avant tout destinées aux employés de la compagnie que les finance, les autres ouvriers y ont certes aussi accès, mais souvent à des tarifs prohibitifs. Ces services (logements, écoles, hôpitaux) sont en réalité un moyen de contrôle important sur les ouvriers.

« Dans leurs écoles, vous croyez qu’ils expliquent aux enfants comment préserver l’eau du lac ?« . L’argument de Martin est imparable. Voilà ce qui arrive lorsque l’État délègue ses missions essentielles aux entreprises…

2.4  Un coût environnemental absurde

En prenant congé, Martin nous avoue que dans toute cette histoire, ce qui le dépasse vraiment c’est qu’il soit rentable d’expédier les fleurs en Europe par avion. Nous le rejoignons sans peine sur cet aspect « magique » de la globalisation de l’économie. Et que dire aussi de l’aspect écologique ?

D’après le site Terra Economica, « la dépense énergétique engendrée par l’achat d’un bouquet de 25 roses produite en Afrique équivaut à une balade en voiture de 20 kilomètres ». Le pire étant que le consommateur final Français n’a aucun moyen de savoir quelle est la provenance réel des fleurs qu’il achète : les Pays-Bas, qui sont le principal point d’entrée des fleurs en Europe, achètent 95 % des roses africaines, dont la moitié vient du Kenya. La France s’approvisionne pour l’essentiel aux Pays-Bas, mais le Kenya est devenu son deuxième fournisseur direct (6 millions d’euros en 2008). Coupée au Kenya, la rose met peu de temps avant de se retrouver sur les marchés d’Amsterdam. Elle y est achetée par de grandes enseignes et se retrouve sur nos étalages français avec la mention ‘Origine: Pays-Bas’.

Lorsque Hubert Sauper a réalisé Le cauchemar de Darwin en 2005, film qui dénonçait les dérives de la mondialisation autour de la production de poisson et du trafic d’armes, certains avaient mis en doute ce qu’il racontait. Mais l’histoire de la mondialisation ratée qui se fait au dépend des populations locales et de l’environnement se répète inlassablement dans différentes parties du monde. Il y avait les perches du Nil du lac de Victoria, il y a aujourd’hui les roses du lac Naivasha. En attendant les ballons de foot du Pakistan et les jouets de Guangzhou ? On en va bientôt plus savoir quoi consommer pour avoir la conscience tranquille… Pour l’heure, à la Saint-Valentin évitez les roses, ou alors cultivez les vôtres !

Sources :

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