Les leçons du Président: quand Jean Gabin parlait d’Europe…

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Les questions d’Europe (transfert de souveraineté, accaparation du pouvoir par les lobbies et les trusts, faiblesse de nos élus nationaux…)  paraissent être l’apanage de notre époque. Mais un petit tour dans les archives de notre cinéma national peut tout à fait convaincre du contraire. En 1961 déjà, Jean Gabin, dans « Le Président » film d’Henri Verneuil, résumait tous les enjeux de la question Européenne en une de ses tirades mythiques dont il avait le secret. Adaptée d’un roman de Georges Simenon de 1958 par Michel Audiard, cette  politique fiction – l’une des rares du cinéma Français – n’aborde étrangement que des questions en plein dans l’actualité: Europe, courage politique, honnêteté des élus, influences des puissances économiques et intérêt général. Ce film a plus de cinquante ans, et pourtant il pourrait être sorti mercredi dernier tant il sonne toujours juste.

Dans cette histoire, Gabin incarne Émile Beaufort, ancien président du conseil, qui rédige ses mémoires au soir de sa vie. A l’occasion d’une grave crise ministérielle, la presse annonce la future intronisation de l’élégant affairiste Philippe Chalamont (joué par Bernard Blier), président du Groupe des Indépendants Républicains, à la tête de la Chambre des députés.

Le discours du président Jean Gabin devant l'Assemblée Nationale ("le Président" d'Henri Verneuil)

Le discours du Président du Conseil Jean Gabin devant l’Assemblée Nationale (« Le Président » d’Henri Verneuil)

Cette situation fait resurgir chez Beaufort les souvenirs de l’époque où, quinze ans auparavant, Chalamont était son directeur de cabinet. Il avait alors été à l’origine d’un scandale financier qui, sur fond de dévaluation, avait coûté trois milliards aux contribuables Français. Cette trahison avait profondément blessé le Président du Conseil pour qui l’intérêt national et la grandeur de la France doivent être les seuls objectifs des élus. Il avait alors renvoyé Chalamont en lui arrachant des aveux écrits.

Tandis-que Beaufort réfléchit aux meilleur usage à faire de cette lettre, il se remémore ses adieux faits à la Chambre quelques années plus tôt. Alors que l’opposition, brillamment emmenée par Chalamont, torpillait son projet Européen pour de basses raisons mercantiles, le vieux renard avait tiré sa référence au terme d’un discours d’anthologie sur sa vision de la mission politique:

« Le président », une fiction politique qui n’a pas vieillie

En dehors de cette magnifique tirade, formidablement interprétée par Jean Gabin (voir extrait vidéo ci-dessus), le film comporte quelques succulentes répliques qui pourraient fort bien s’appliquer à la situation politico-économique actuelle.

Tout d’abord lorsque Beaufort, dictant ses mémoires à Mlle Millerand, évoque le chapitre de la dévaluation. Il tient ce langage:

« L’ordre étant rétabli, je demandais les pleins pouvoirs et les obtenais. Mais sauf pour les dictateurs et les imbéciles, l’ordre n’est pas une fin en soi. L’ordre n’empêche pas le nombre des chômeurs d’augmenter, ni le déficit des chemins de fer de s’accroître, ni les faillites de se multiplier.

Il fallait choisir entre la protection du capital et celle du travail. Il fallait choisir entre le passé et l’avenir […] Mais il ne restait pour cela qu’une ressource, celle de la dévaluation massive…

A peine m’avait-on donné ces pleins pouvoirs, que chacun se disait (entre guillemets) « Que va-t-il en faire ? ». C’est une habitude bien Française, que de confier un mandat aux gens et de leur contester le droit d’en user.
Or, il fallait choisir… et choisir vite, entre la protection du capital et celle du travail. Il fallait choisir entre le passé et l’avenir, j’ai choisi l’avenir. Mais il ne restait pour cela qu’une ressource, celle de la dévaluation massive, et encore fallait-il qu’elle se produise d’une façon assez inattendue pour empêcher la spéculation ».

Beaufort se souvient ensuite d’un Conseil des Ministres très agité. Son Ministre des Finances prend la parole et présente le projet de dévaluation, tandis que chaque Ministre s’insurge contre cette idée [admirez comme ces échanges pourraient une nouvelle fois s’appliquer à la situation actuelle]:

 » – Je ne vous apprendrai rien Messieurs, en vous rappelant que la plupart des grands pays du monde l’Angleterre, l’Amérique, Le Japon, la Suède, l’Autriche, ont dévalués leur monnaie. Les gouvernements qui nous ont précédé ont conduit le pays à la paralysie économique sous prétexte de respecter une orthodoxie financière à laquelle le grand capital est fortement attaché.

Les gouvernements qui nous ont précédé ont conduit le pays à la paralysie économique sous prétexte de respecter une orthodoxie financière à laquelle le grand capital est fortement attaché.

– Avec d’excellentes raisons

– Je ne voit pas pourquoi on ne ferait pas confiance à des financiers en matière de finance.

– L’ennui c’est que leur intérêt ne coïncide pratiquement jamais avec ceux du pays«  (NDLR: Le président clôt le débat)

Le texte de la tirade d’adieu au complet

Voici en entier le texte du discours d’adieu de Gabin déclamée dans l’extrait vidéo proposé ci-avant:

« – Messieurs, Monsieur le Député Chalamont vient d’évoquer en termes émouvants les victimes de la guerre. Je m’associe d’autant plus volontiers à cet hommage qu’il s’adresse à ceux qui furent les meilleurs de mes compagnons.
Au moment de Verdun, Monsieur Chalamont avait dix ans… Ce qui lui donne, par conséquent, le droit d’en parler. Étant présent sur le théâtre des opérations, je ne saurais prétendre à la même objectivité. On a, c’est bien connu, une mauvaise vue d’ensemble lorsqu’on voit les choses de trop près ! Monsieur Chalamont parle d’un million cinq cent mille morts, personnellement  je ne pourrais en citer qu’une poignée, tombés tout près de moi.
J’ai honte, Messieurs… Je voulais montrer à Monsieur Chalamont que je peux, moi aussi, faire voter les morts. Le procédé est assez méprisable, croyez-moi !

Monsieur Chalamont lui a passé une partie de sa vie dans une banque à y penser aussi… Nous ne parlons forcément pas de la même Europe.

Moi aussi j’ai un dossier complet. Trois cent pages ! Trois cents pages de bilans et de statistiques que j’avais préparé à votre intention. Mais en écoutant Monsieur Chalamont, je viens de m’apercevoir que le langage des chiffres a ceci de commun avec le langage des fleurs qu’on lui fait dire ce que l’on veut ! Les chiffres parlent mais ne crient jamais. C’est pourquoi ils n’empêchent pas les amis de Monsieur Chalamont de dormir. Remettez moi messieurs de préférer le langage des hommes. Je le comprends mieux !
Durant toutes ces années de folie collective et d’auto-destruction, je pense avoir vu tout ce qu’un homme peut voir: des populations jeté sur les routes, des enfants jetés dans la guerre, des vainqueurs et des vaincus finalement réconciliés dans les cimetières, que leur importance a élevé au rang de curiosité touristique !
La paix revenue, j’ai visité des mines. J’ai vu la police charger les grévistes, je l’ai vue aussi charger des chômeurs… J’ai vu la richesse de certaines contrées, et l’incroyable pauvreté de certaines autres. Et bien durant toutes ces années, je n’ai jamais cessé de penser à l’Europe. Monsieur Chalamont lui a passé une partie de sa vie dans une banque à y penser aussi… Nous ne parlons forcément pas de la même Europe.

Ce projet [NDLR: l’Europe de Mr Chalamont] je peux d’avance vous en énoncer d’avance le principe !
La constitution de trusts verticaux et horizontaux et de groupes de pressions qui maintiennent sous leur contrôle non seulement les produits du travail, mais les travailleurs eux-mêmes !

Tout le monde parle de l’Europe… mais c’est sur la manière de faire cette Europe que l’on ne s’entend plus. C’est sur les principes essentiels que l’on s’oppose…
Pourquoi croyez-vous, Messieurs, que l’on demande à mon gouvernement de retirer le projet de l’Union Douanière qui constitue le premier pas vers une Fédération future ?
Parce qu’il constitue une atteinte à la souveraineté nationale ? Non pas du tout ! Simplement parce qu’un autre projet est prêt… Un projet qui vous sera présenté par le prochain gouvernement. Ce projet je peux d’avance vous en énoncer d’avance le principe !
La constitution de trusts verticaux et horizontaux et de groupes de pressions qui maintiennent sous leur contrôle non seulement les produits du travail, mais les travailleurs eux-mêmes ! On ne vous demandera plus, Messieurs, de soutenir un ministère, mais d’appuyer un gigantesque conseil d’administration !
Si cette assemblée avait conscience de son rôle, elle repousserait cette Europe des maîtres de forges et des compagnies pétrolières. Cette Europe, qui a l’étrange particularité de vouloir se situer au-delà des mers, c’est-à-dire partout… sauf en Europe ! Car je les connais, moi, ces européens à têtes d’explorateurs !

– La France de 89 avait quelques actions à accomplir !

– Et quelques profits à en tirer !

– Il y avait des places à prendre ! Et le devoir de la France était de les occuper pour y trouver de nouveaux débouchés pour son industrie, un champs d’expérience pour ses armes…

– …et une école d’énergie pour ses soldats ! Je connais la formule ! Et bien personnellement je trouve cette mission sujette à caution et le profit dérisoire. Sauf évidemment pour quelques affairistes et quête de fortune et quelques missionnaire en mal de conversion. Or je comprends très bien que le passif de ses entreprises n’effraie pas une assemblée où les partis ne sont plus que des syndicats d’intérêt !

Monsieur le président de l’Assemblée ! Je demande que les insinuations calomnieuses que le Président du Conseil vient de porter contre les Élus du Peuple ne soient pas publiées au Journal Officiel.

– J’attendais cette protestation… Et je ne suis pas surpris qu’elle vienne de vous, Monsieur Jussieu… Vous êtes, je crois, conseil juridique des aciéries Krenner ? Je ne vous le reproche pas.

– Vous êtes trop bon !

– Il y a des patrons de gauche, je tiens à vous l’apprendre !
– Il y a aussi des poissons volants, mais ils ne constituent pas la majorité du genre !

– Je vous reproche simplement de vous être fait élire sur une liste de gauche et de ne soutenir à l’Assemblée que des projets d’inspiration patronale !

– Il y a des patrons de gauche, je tiens à vous l’apprendre !

– Il y a aussi des poissons volants, mais ils ne constituent pas la majorité du genre ! J’ai parlé tout à l’heure de syndicats d’intérêt. Voulez-vous Messieurs que je fasse l’appel de cette assemblée ?

[…]

Je vous demande pardon. A l’énoncé de tous ces titres, je réalise la folie de mon entreprise. En vous présentant ce projet, je ne vous demandais pas seulement vos voix, je vous demandais d’oublier ce que vous êtes. Un instant d’optimisme… C’est sans doute à ce genre d’optimisme que Mr Chalamont faisait allusion tout à l’heure en évoquant mes bons sentiments et mes rêves périmés.
La politique, Messieurs, devrait être une vocation… Je suis sûr qu’elle l’est pour certain d’entre vous… Mais pour le plus grand nombre, elle est un métier. Un métier qui ne rapporte pas aussi vite que beaucoup le souhaiteraient, et qui nécessite de grosses mises de fonds car une campagne électorale coûte cher ! Mais pour certaines grosses sociétés, c’est un placement amortissable en quatre ans… Et pour peu que le protégé se hisse à la présidence du Conseil, alors là, le placement devient inespéré ! Les financiers d’autrefois achetaient des mines à Djelitzer ou à Zoa, et bien ceux d’aujourd’hui ont compris qu’il valait mieux régner à Matignon que dans l’Oubangui et que de fabriquer un député coûtait moins cher que de dédommager un Roi Nègre !

Vous allez faire avec les amis de Mr Chalamont, l’Europe de la fortune contre celle du travail. L’Europe de l’industrie lourde contre celle de la paix.

Vous voyez Messieurs, nous aurons enfin été d’accord une fois, je partirai au moins avec l’estime de mes adversaires. Et maintenant permettez moi de conclure. Vous allez faire avec les amis de Mr Chalamont, l’Europe de la fortune contre celle du travail. L’Europe de l’industrie lourde contre celle de la paix. Et bien cette Europe là vous la ferez sans moi, je vous laisse !
Ce gouvernement maintient son projet. La majorité lui refusera la confiance et il se retirera. J’y était préparé en rentrant ici…
J’ajouterai simplement, pour quelques uns d’entre vous. Réjouissez-vous, fêtez votre victoire. Vous n’entendrez plus jamais ma voix et vous n’aurez jamais plus à marcher derrière moi… Jusqu’au jour de mes funérailles. Funérailles Nationales, que vous voterez d’ailleurs à l’unanimité. Ce dont je vous remercie par anticipation… »

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Une réponse à 27/08/2013 – Les leçons du Président: quand Jean Gabin parlait d’Europe…

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